La photographie selon John Szarkowski (1/2) - L’œil du photographe

L'oeil du photographe de John Szarkowski

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Dans son ouvrage intitulé "The Photographer's Eye" (L’oeil du photographe) publié en 1966, catalogue de l’exposition du même nom, John Szarkowski, alors directeur du département de photographie du Musée d'art moderne de New York (MOMA), offre une exploration approfondie de l'essence de la photographie. Basé sur une exposition éponyme créée deux ans auparavant, l'ouvrage de Szarkowski énumère sous diverses rubriques ce qu'il considère comme les fondements de la pratique photographique. À travers une analyse des styles, des traditions et des possibilités créatives propres à la photographie, Szarkowski éclaire les aspects essentiels de cet art visuel.

Bien que ce livre ait été publié il y a presque soixante ans, les concepts que l’auteur aborde demeurent pertinents et instructifs pour les photographes contemporains. En effet, la réflexion de Szarkowski sur des éléments tels que la composition, la lumière, le sujet et le style offre un cadre conceptuel solide pour comprendre et approfondir la pratique photographique, à travers une sélection d’images n’appartenant à aucune école ni à aucune théorie artistique.

En revisitant ces concepts, voyons comment nous pouvons à notre tour acquérir une meilleure compréhension de notre propre travail, affiner notre sensibilité artistique et explorer de nouvelles voies créatives.

Henri Cartier-Bresson : Valence, 1933.

Henri Cartier-Bresson : Valence, 1933.

1. LA CHOSE PHOTOGRAPHIÉE

Pour Szarkowski, le photographe traite avant tout du monde réel qui se trouve devant lui, mais reconnaît que le caractère factuel de ses photos est en vérité bien différent de ce qu’on considère comme réel. Cette idée semble presque avant-gardiste à l'heure actuelle, où les fake news et la manipulation des images sont devenues monnaie courante. Dans une ère où l’altération des images est devenue une préoccupation majeure, la vision de Szarkowski prend une signification nouvelle et profonde.

« De façon plus convaincante que tout autre type d’image, une photographie évoque la présence tangible de la réalité. Son usage le plus fondamental et le plus largement admis est de se substituer au sujet lui-même - une version plus simple, plus permanente, plus clairement visible du fait brut. Cette croyance est sans doute naïve et illusoire (car, si l’objectif capte le sujet, c’est le photographe qui le définit), mais elle a la vie dure. »
— John Szarkowski

Lorsque Szarkowski évoque le "monde réel", il fait référence à la scène devant l'objectif de l'appareil photo, mais il reconnaît également que chaque photographe interprète cette réalité de manière subjective. Chaque choix de cadrage, d'exposition, de mise au point, et même de post-traitement, façonne la manière dont la réalité est perçue et présentée à travers l'objectif de l'appareil photo.

Anonyme : Intérieur, chambre à coucher, vers 1910.

Anonyme : Intérieur, chambre à coucher, vers 1910.

Lee Friedlander : Sans titre, 1962.

Lee Friedlander : Sans titre, 1962.

Maxime Du Camp : Temple de Kardassy, Nubie, 1850.

Maxime Du Camp : Temple de Kardassy, Nubie, 1850.

Robert Frank : Long Beach, Californie, 1955-1957, tirée de The Americans

Robert Frank : Long Beach, Californie, 1955-1957, tirée de The Americans

2. LE DÉTAIL

Le concept du détail en photographie selon Szarkowski met en lumière la capacité du photographe à sélectionner et à enregistrer des fragments spécifiques du monde qui l'entoure, auxquels il accorde une importance particulière. Ce faisant, les photographies ne se contentent pas de documenter la réalité, mais deviennent des symboles chargés de sens.

Roger Fenton : La vallée de l’ombre de la mort, Crimée, 1855.

Roger Fenton : La vallée de l’ombre de la mort, Crimée, 1855.

John Vachon : Michigan, North Dakota, 1940.

John Vachon : Michigan, North Dakota, 1940.

Ce que Szarkowski souligne, c'est que ces détails révélateurs ne servent pas seulement à rendre la scène plus claire, mais aussi à la rendre plus authentique. En choisissant de focaliser l'attention sur certains éléments plutôt que sur d'autres, le photographe interprète et donne du sens à la réalité qu'il capture à travers son objectif. Ces détails sélectionnés deviennent alors des points d'ancrage pour le spectateur, lui permettant de s'immerger dans la scène et d'en saisir l'essence.

Ainsi, le détail en photographie va au-delà de la simple reproduction de la réalité : il devient un outil puissant de communication. En mettant en évidence certains éléments et en les chargeant de signification, le photographe invite le spectateur à réfléchir sur la complexité et la richesse du monde qui l'entoure. C'est dans cette sélection minutieuse de détails que réside la véritable essence de la photographie en tant qu'art visuel, capturant non seulement ce qui est visible à l'œil nu, mais aussi ce qui réside au cœur de notre expérience humaine.

Emmy Andriesse : Bras et poisson blanc, vers 1950.

Emmy Andriesse : Bras et poisson blanc, vers 1950.

Hiroshi Hamaya : Toyama, Japon, 1955.

Hiroshi Hamaya : Toyama, Japon, 1955.


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3. LE CADRAGE

Pour Szarkowski, le cadrage va bien au-delà de simplement encadrer une scène : il s'agit d'un acte de sélection et d'exclusion, où le photographe décide ce qui sera inclus dans l'image et ce qui en sera exclu. Il souligne de ce fait la possibilité de créer des compositions riches en significations en isolant des éléments spécifiques de la réalité. Il écrit : "La citation hors contexte est l'essence même de l’art du photographe", soulignant ainsi la capacité du cadrage à extraire des fragments de la réalité et à les recontextualiser dans une nouvelle perspective.

André Kertész : Panneau d’affichage, Long Island, 1962.

André Kertész : Panneau d’affichage, Long Island, 1962.

Le cadrage pose également un défi au photographe : "Son principal problème est simple : que va-t-il inclure, que va-t-il rejeter ?" Cette décision est cruciale, car elle détermine ce que l'image communiquera au spectateur.

Jacques Henri Lartigue : Simone Roussel sur la plage de Villerville, 1906.

Jacques Henri Lartigue : Simone Roussel sur la plage de Villerville, 1906.

Les bords de l'image jouent un rôle fondamental dans le processus de cadrage. Szarkowski les décrit comme la "ligne de décision entre le dehors et le dedans", soulignant ainsi leur importance dans la définition du contenu de l'image. Alors que le dessinateur commence son œuvre au milieu de la feuille, le photographe commence par le cadre, délimitant ainsi les limites de son expression artistique.

Charles J. Van Schaick : Voiture personnalisée d’un spectacle itinérant, vers 1905.

Charles J. Van Schaick : Voiture personnalisée d’un spectacle itinérant, vers 1905.

Elliott Erwitt : Le doyen des diplômés de Yale, 1956.

Elliott Erwitt : Le doyen des diplômés de Yale, 1956.

En délimitant ces frontières, le cadrage permet au photographe de créer des juxtapositions inattendues et des relations visuelles entre les éléments de la scène. Szarkowski écrit : "En cernant deux faits, il crée une relation." Cette capacité à ordonner les significations et les motifs du monde à travers un cadre imaginaire confère au cadrage une importance primordiale dans la création d'une image photographique.

En fin de compte, le cadre est à la base de la géométrie de l'image photographique, agissant comme la bande dans un jeu de billard, déterminant la direction et l'intensité du message visuel. Ainsi, selon Szarkowski, le cadrage est bien plus qu'une simple technique : c'est un élément essentiel de la langue visuelle du photographe, lui permettant de transformer la réalité en une composition esthétique et significative.

4. LE TEMPS

Pour Szarkowski, les photographes entretiennent une relation particulière avec le temps, car leurs images décrivent exclusivement le présent.

Eadweard Muybridge : Vol d’une mouette, 1883-1887.

Eadweard Muybridge : Vol d’une mouette, 1883-1887.

Au début de l'histoire de la photographie, les expositions étaient longues, ce qui signifiait que le mouvement pouvait être capturé sous forme d'images multiples correspondant à un certain espace-temps. Cette caractéristique a évolué au fil du temps, mais l'idée fondamentale reste la même : la photographie fige un moment unique dans le temps, offrant ainsi une perspective saisissante sur le flux de la réalité.

Dr. Harold E. Edgerton, K. J. Germeshausen, et H. E. Grier : Trajectoire et tourbillons d’une balle de tennis, 1939.

Dr. Harold E. Edgerton, K. J. Germeshausen, et H. E. Grier : Trajectoire et tourbillons d’une balle de tennis, 1939.

C’est ensuite au fameux “instant décisif” d’Henri Cartier-Bresson que Szarkowski fait référence.

« De tous les moyens d’expression, la photographie est le seul qui fixe un instant précis. Nous jouons avec des choses qui disparaissent et, quand elles ont disparu, il est impossible de les faire revivre. Pour nous, ce qui disparaît disparaît à jamais, de là notre angoisse, et aussi l’originalité essentielle de notre métier. »
— Henri Cartier-Bresson dans "Images à la sauvette", 1952

Ce concept encore très populaire aujourd’hui décrit un moment où le flux des formes et des motifs changeants semble avoir atteint un équilibre, ordre et clarté. Pour Cartier-Bresson, cet instant n'est pas seulement un événement extérieur dramatique, mais une acmé visuelle où l'image devient soudainement une photo. Il ne s'agit pas seulement de capturer un moment d'action, mais de saisir un moment où la composition visuelle atteint un équilibre parfait, créant une image mémorable et significative.

L'oeil du photographe de John Szarkowski - Henri Cartier-Bresson : Madrid, 1933.

Henri Cartier-Bresson : Madrid, 1933.

Ainsi, selon Szarkowski, la photographie est intrinsèquement liée au temps, mais elle offre également une échappatoire à sa linéarité. À travers l'« instant décisif », les photographes ont le pouvoir de figer un moment fugace dans l'éternité, transformant ainsi le flux du temps en une série d'images immortelles. En fin de compte, la photographie transcende les contraintes du temps, offrant une fenêtre sur le passé, le présent et l'avenir, tout en capturant l'essence éphémère de l'instant présent.

5. LE POINT DE VUE

Alors que près de deux siècles se sont écoulés depuis l’invention de la photographie, sa capacité à remettre en cause les notions schématiques communes de la réalité est encore d’actualité. C’est ainsi que la dernière question explorée par John Szarkowski est celle du point de vue, concept soulignant son pouvoir de transformer notre perception du monde et de capturer des images riches de sens. Il écrit : "C’est la photographie qui nous a appris à regarder les choses sous un angle inattendu, et qui nous a montré des images capables de traduire parfaitement le sens d’une scène sans en délivrer la signification narrative." Cette capacité de la photographie à transcender les mots et à communiquer directement avec le spectateur est l'un de ses aspects les plus puissants.

Anonyme : Walter Miller prenant une photo depuis le Woolworth Building, 1912-1913.

Anonyme : Walter Miller prenant une photo depuis le Woolworth Building, 1912-1913.

Szarkowski souligne également l'évolution de notre compréhension de la photographie à travers le temps, écrivant : "La photographie, comme la compréhension que nous en avons, s’est déployée à partir d’un centre; elle a, par infusion, pénétré notre conscience." Cette idée met en lumière la manière dont la photographie a façonné notre perception du monde et a influencé notre façon de voir et de comprendre notre environnement.

Le point de vue en photographie ne se limite pas à la simple sélection de l'angle de prise de vue. C’est ainsi pour voir plus clairement son sujet, le photographe doit explorer différentes perspectives qui lui permettront de révéler la richesse et la complexité du monde qui l’entoure.

L'oeil du photographe de John Szarkowski - : Harry Callahan : Figure héroïque, Chicago, 1961.

Harry Callahan : Figure héroïque, Chicago, 1961.

L'oeil du photographe de John Szarkowski - Bill Brandt : N°43, tirée de “Perspective of Nudes”, 1957.

Bill Brandt : N°43, tirée de “Perspective of Nudes”, 1957.

En fin de compte, grâce à la photographie, le photographe découvre que l'apparence du monde est plus riche et moins simple que ce que son esprit aurait pu deviner. Les images capturées peuvent révéler à la fois la clarté et l'obscurité des choses, offrant ainsi une vision nuancée et profonde de la réalité. Dans leur mystère et leur évocation, ces photos peuvent sembler à la fois ordonnées et porteuses de sens, offrant au spectateur une fenêtre sur un monde complexe et fascinant.

Conclusion

En conclusion, l'oeil du photographe de John Szarkowski offre une grille de lecture indispensable pour comprendre le langage visuel de la photographie. Les concepts présentés dans cet ouvrage, bien que paraissant simples, sont en réalité les fondations sur lesquelles repose toute réflexion sur la nature des photographies. Même aujourd'hui, ces concepts demeurent pertinents et dignes d'exploration pour les photographes contemporains.

Enfin, pour reprendre les mots de Szarkowski lui-même : “Comme tout organisme vivant, la photographie est née entière. C’est dans la découverte progressive que nous en faisons que réside son histoire.” Cette phrase résume parfaitement l'essence de la photographie en tant qu'art en constante évolution, où chaque photographe contribue à enrichir et à façonner son histoire à travers ses propres explorations et découvertes.


jack solle et carolina lun fondateurs de Préludes Photo

Jack Solle & Carolina Luna

Fondateurs de Préludes Photo, nous sommes férus de photographie de rue, de voyage et de paysage, et transmettons notre passion pour la narration visuelle à la croisée de nombreux chemins photographiques dans les formations que nous proposons en France et à l’étranger.


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