La Tendre Albion, l’Angleterre haute en couleurs de Martin Parr
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Ce qui suit est une transcription de la vidéo ci-dessus.
“Englishness…englishness…”. Martin Parr est aujourd’hui une figure emblématique de la photographie contemporaine. Ses photos, facilement reconnaissables, sont dotées d’un style hors des sentiers battus qui ne laisse à coup sûr personne indifférent. Aussi critiqué que loué, son travail est plein de couleurs, de détails absurdes, de situations insolites et d'humour, beaucoup d'humour.
L’auteur, né en 1952, a beaucoup voyagé tout au long de sa vie, le tourisme de masse occupant très précisément une place centrale dans son travail. Très prolifique, il a développé des œuvres photographiques pratiquement partout où il est allé. Pour autant, où qu’il se trouve, c’est bien son pays d’origine, l’Angleterre, qu’il semble photographier. Parmi les réalisations ayant particulièrement marqué sa carrière, celles capturées outre-Manche occupent une position éminente. On peut mentionner, entre autres, des œuvres telles que "The Last Resort", "The Cost of Living", "Signs of the Times", ou encore “Think of England" (La Tendre Albion dans sa version française), opus que nous allons explorer aujourd’hui ensemble.
Dans cet ouvrage paru en 2000, le britannique contribue à sa manière à déconstruire l’imaginaire de son propre pays. Posant un regard comique, engagé, mais aussi tendrement satirique sur l’identité de l’Angleterre, il en enrichit par la même occasion le vocabulaire visuel. Il y a beaucoup de choses à dire sur ce livre, et sans aucun doute, beaucoup à apprendre. Alors sans plus attendre, rentrons davantage dans les détails.
Une vision de l’Angleterre
Les images de Martin Parr ne sont pas simplement un document de la réalité, mais bien une représentation de celle-ci. Grâce à l'utilisation combinée du flash et de la couleur, il crée une sorte de fiction du quotidien, qui est sa façon particulière de voir le monde, et c'est pourquoi ses clichés sont si attrayants. Parr génère des images dans lesquelles il propose quelque chose d'unique et d'universel à la fois, dans lesquelles nous pouvons découvrir les fragments d’une société a priori très éloignée de la nôtre, et en même temps, à la manière d’un miroir, réfléchir sur celle à laquelle nous appartenons.
Il ne fait aucun doute que l'intérêt de Parr est profondément ancré dans l'aspect humain. Même lorsqu'il capture des objets inanimés, l'auteur se concentre essentiellement sur les éléments fondamentaux d'une société. Il s'interroge sur les célébrations, les croyances, la façon de s'habiller, les destinations de vacances, en résumé, ce à quoi celles et ceux qui constituent cette société attachent de l'importance.
L'idée de développer "La Tendre Albion” a émergé dans les années 1990, alors que Martin Parr était engagé dans divers projets. Son travail sur la junk food en Angleterre, "Real Food" (sorti en 1995), ainsi que l'editing de "Common Sense", qui sortira finalement en 1999, ont tous deux marqué une période où Parr explorait de manière critique divers aspects de la société consumériste moderne. Avec comme but premier de partir à la recherche de ce qu'il appelle “the englishness” que l’on pourrait traduire en français par "l'anglitude", Parr décide de se pencher en quelque sorte sur lui-même et sur ce qui compose l'identité et les clichés de son pays d'origine.
Se distinguant par son approche éclectique, le projet capture des éléments allant de la mode aux traditions, offrant une vision satirique et perspicace de la vie quotidienne en Angleterre. Ancré dans une exploration continue sur la culture britannique et son observation aiguë des aspects les plus singuliers et distinctifs de la vie contemporaine, Parr se questionne sur ce que cela signifie d’être anglais. Une interrogation qui se produit chez l’auteur dans une débauche écrasante de couleurs saturées et de kitsch formant une mosaïque de clichés.
À la recherche de l’anglitude
À l'été 1999, Martin Parr a recours à la vidéo pour enrichir sa réflexion photographique en cours. Diffusé dans le cadre de la série “Modern Times” de la BBC, le documentaire présente Parr en train de discuter avec les nombreuses personnes qu'il a rencontrées durant cette période estivale. De manière directe et amicale, l'auteur recueille les témoignages de divers individus dans d'innombrables lieux à travers toute l'Angleterre. Posant innocemment la question de ce que signifie être anglais, il suscite de nombreuses réponses révélatrices. Se plaçant à la fois en tant que juge et partie, c'est une façon pour lui de dévoiler la société anglaise, de la comprendre, voire parfois de la confronter.
Grâce à un nouvel objectif macro qu'il vient d'acquérir, Parr, de manière ludique, capture de nombreuses images où les détails sont mis en valeur. Même lorsqu'il travaille des scènes, il joue constamment avec la profondeur de champ, faisant l’usage en général de la juxtaposition d'un premier plan net et d'un arrière-plan flou. L'utilisation fréquente du flash pendant la journée, une caractéristique dominante de son travail, nous permet non seulement d'apprécier des couleurs vives et audacieuses, mais confère également aux photographies un caractère presque fictif, proposant une manière distincte de percevoir la réalité.
Une narration haute en couleurs
Ce livre pourrait être considéré, en quelque sorte, comme un puzzle composé de pièces symboliques qui forment un tout, celui des clichés de l'Angleterre “made in Parr”, parcouru d’une logique esthétique qui lui est propre. Les textures, certains détails parfois incompréhensibles, nous invitent à vouloir en découvrir davantage. Parr crée une véritable narration page après page, entre couleurs, formes et symboles. Pour cela, il choisit des images qui "dialoguent entre elles" et se suivent, tout en créant des liens.
Un premier exemple, ici, avec l'homme qui bronze sur l’image de gauche faisant face au journal “The Sun” (Le Soleil) sur la droite, qui à sa manière nous annonce la forme ronde des deux crânes de la double-page suivante. S’ensuit une paire de sandales, à la même palette de couleurs, faisant à son tour le lien avec les images qui suivent.
Un autre cas ici avec les chapeaux qui correspondent d'une page à l'autre, comme un élément qui relie et permet à l'histoire de continuer.
Ou encore là, mais cette fois-ci avec l’utilisation de motifs floraux, où l’on peut voir la superposition de fleurs sur cette double puis leur apparition sur le chapeau, chapeau annonçant à son tour une mini-série sur les couvre-chefs, et ainsi de suite.
Il y a quelques images que j'aimerais mettre en avant et dont je pense que nous pourrions apprendre en matière de composition, car elles présentent des techniques narratives que Parr maîtrise parfaitement et qui se répètent par ailleurs tout au long de son œuvre.
Le premier aspect que je souhaite souligner est la répétition, qu'elle soit liée à des éléments, à un geste particulier ou à des personnages similaires. Cette répétition instaure une dynamique visuelle captivante, qui attire l'œil et suscite une expérience visuelle engageante
Elle engendre un mouvement fluide d'un point à l'autre de l'image, contribuant à une expérience visuelle où l'œil du spectateur est guidé de manière harmonieuse, à travers les détails photographiques. Cette disposition ordonnée et la récurrence des sujets facilitent la traversée de ces images.
Un autre élément essentiel de l'approche de Parr réside dans la circularité qu'il instaure dans son travail. À l’intérieur de chaque image, il offre au regard du lecteur une opportunité de suivre un mouvement qui se referme sur lui-même.
Mais Parr ne se cantonne pas aux limites du cadre, il étend également ce mouvement circulaire de manière très habile d'une image à une autre, notamment sur certaines doubles multipliant les points de vue. Cette transition fluide d'une photographie à la suivante contribue de manière significative à la narration singulière présente dans le livre.
Ainsi, Parr démontre sa maîtrise dans la création d'une double circularité : d'abord à l'intérieur de chaque image, offrant une expérience visuelle cohérente et engageante, puis entre les images elles-mêmes, instaurant une continuité narrative qui enrichit la compréhension globale de son travail. Cette capacité à générer des mini-séries ou des diptyques au sein d'un projet unique confirme peut-être son penchant inné pour une approche par projet. Parr offre ainsi une mosaïque de mini-narrations, chacune interdépendante des autres, mais déployant sa propre logique interne.
La dimensions symbolique
Enfin, l'une des clés pour comprendre ce travail de Martin Parr, est sa dimension symbolique. Par là j'entends sa capacité à résumer un concept ou une idée dans une seule image à travers quelques éléments que l’on peut appeler "symboles".
Par exemple, la présence d'un drapeau peut être considérée comme un élément supplémentaire nous fournissant des informations sur le pays…
… un haut-de-forme classique arboré par des individus d'une certaine aristocratie, nous donnant des pistes sur le lieu et le statut social…
… ou bien un plat typique introuvable ailleurs, sont autant d’indices renforçant le message et englobant des notions complexes telles que l'identité, les coutumes et les valeurs.
Toutes ces images, très souvent humoristiques, et qui peuvent sembler légères à première vue, sont également chargées de commentaires sociaux et politiques plus profonds, un motif qui revient fréquemment dans le travail de l’auteur.
Conclusion
Il est intéressant de réfléchir à la manière dont Martin Parr conçoit la photographie et d'en tirer des enseignements, voire de s'en inspirer dans notre propre pratique. L'obsession émerge ainsi comme l'une de ses caractéristiques centrales. Pour produire une œuvre aussi prolifique au fil des ans, il est crucial de penser et de créer des photographies de manière cohérente.
Parr utilise cet état d'obsession comme le moteur qui nous pousse à la quête incessante des images que nous désirons capturer, dépassant ainsi la frustration à laquelle les photographes sont souvent confrontés, en prenant des centaines voire des milliers de clichés pour dénicher une photo véritablement remarquable.
Enfin, c’est son engagement dans des projets à long terme qu’il convient de souligner. Penser en séries plutôt qu'en images individuelles se révèle être un moyen judicieux de photographier sur la durée, de s'investir activement dans notre pratique et de nous inciter à réfléchir : qu'est-ce que je veux raconter ? Je vous laisse avec cette question et vous donne rendez-vous prochainement.